Dialogue avec Corinne Vezzoni
- Prescrivons by Eric Unia
- 7 déc. 2020
- 6 min de lecture
Corinne VEZZONI vient de recevoir la médaille d'or 2020 de l'Académie française d'Architecture et succède ainsi au duo d'architectes mexicains Mauricio Rocha et Gabriela Carrillo et devient la huitième architecte française distinguée par cette récompense internationale parmi 51 décernées jusqu'alors.
Pour PRESCRIVONS, elle a accepté d'évoquer ses influences, son agence, sa relation avec les fabricants de matériaux, mais aussi de porter une réflexion intéressante sur l'urbanisation et l'évolution des pratiques architecturales qui en découleront.

L’œuvre de Corinne VEZZONI se distingue par une approche liée « aux contextes » ; construire avec le génie du lieu et lutter contre la surconsommation du territoire font partie intégrante de sa démarche.
De Casablanca où elle a grandi, à Marseille où elle a choisi d’exercer, la Méditerranée et la puissance de sa lumière ont façonné́ son travail. Pour chacune de ses réalisations, elle s’attache à̀ révéler les topographies, sculpter la matière, dompter la lumière, expérimenter de nouvelles densités, pour parvenir à une juste intégration dans le paysage.
Depuis ses débuts, elle s’attache à explorer des sujets très variés. Parmi ses réalisations emblématiques on retrouve le Thémis à Paris, premier bâtiment tertiaire de France lauréat du label E+C, the Camp, le campus high-tech au cœur de la garrigue (Aix-en-Provence), le Centre de Conservation et de Ressources du MuCEM (Marseille) ou le Lycée Simone Veil (Marseille).

Actuellement, elle finalise la livraison de la grande opération urbaine du Quartier Chalucet à Toulon, dont le bâtiment des Beaux-arts a récemment été inauguré.
(photo ci-contre)
Elle travaille également sur le Grand Paris Express et sur le projet des Terrasses d’Ingouville (site Flaubert), dans le cadre du concours « Réinventer le Havre ».
Basée à Marseille, l’agence de Corinne Vezzoni, Pascal Laporte et Maxime Claude s’illustre sur le territoire national. En janvier 2018, elle crée une nouvelle structure parisienne. Autour d’une trentaine de collaborateurs, elle concentre son activité́ sur des concours publics régionaux, nationaux et internationaux. Elle participe ponctuellement à des prix, concours européens et internationaux.
Prescrivons : Habitudes de travail, sources d’information.. Quelles relations entretenez-vous avec les industriels ?
Corinne Vezzoni : L’agence dispose de plusieurs sources d’informations.
Il y a, il est vrai, les habitudes de prescription parce que nous connaissons le produit et les services proposés par le fabricant. La relation humaine aussi, nous privilégions les industriels qui nous visitent régulièrement.
Mais également :
Les sites web des fabricants et ceux dédiés aux matériaux,
Les articles de la revue du CSTB, du Moniteur,
Les revues et sites web d’architecture,
Les conseils des entrepreneurs avec qui nous travaillons.
Plus rarement les salons spécialisés.
Avec la crise sanitaire, il est plus difficile de recevoir les industriels dans nos ateliers pour nous présenter leurs produits. Ils nous envoient leurs catalogues, échantillons et nous échangeons ensuite par téléphone ou en visioconférence.
Prescrivons : Sur quels critères choisissez-vous les matériaux ?
Corinne Vezzoni : Les critères sont multiples, mais nous recherchons des matériaux qui auront la capacité de porter, mais aussi de s’adapter aux ambitions architecturales du projet. Cette capacité d’adaptation est parfois déterminante. Le béton Hydromédia de Lafarge en est un bon exemple. Ce béton drainant de haute efficacité pour la gestion des eaux pluviales est teinté. Par hydrogommage nous avons trouvé le moyen de lui donner une teinte naturelle qui correspond au cahier des charges que nous avions fixé.
La durabilité des matériaux, cycle de vie, impact environnemental, maintenance font parties des préoccupations majeures de l’agence dans la conception d’un projet.
Sans oublier le prix.. Déterminant pour rentrer dans l’enveloppe budgétaire fixé par la maitrise d’ouvrage.
Prescrivons : Densité humaine, densité urbaine.. Faut-t-il concevoir autrement ?
Corinne Vezzoni : Oui, il va falloir changer. Tout le monde le disait, le répétait, c’était devenu la doxa, « La planète va mal, il faut la soigner, la préserver, la sauver, arrêter de la polluer, il est urgent de ne plus attendre ». Et la pandémie vient de nous confirmer, ce que nous avions tendance à oublier : nous ne sommes pas maîtres de la terre et nous devons la respecter. Le confinement nous a confirmé que la réussite collective dépend souvent de la responsabilité individuelle.
Nous autres architectes avons à prendre en compte ces réalités et faire évoluer nos pratiques. C’est un fait douloureux mais incontestable : le bâtiment est un des secteurs de l’activité humaine les plus polluants. Il se répand en périphérie, s’évase partout à la campagne et tire la caravane sans fin des lotissements, routes, ronds-points, centres commerciaux, zones d’aménagements… Et plus on se répand en périphérie, moins on donne les moyens à ceux qui restent urbanisés de vivre correctement. Le confinement a été plus facile à vivre aux populations vivant en pavillons (mais à quel prix pour le futur), qu’aux confinés de nos villes.
L’urbanisation envahit l’équivalent d’un département français tous les sept ans. En revanche, il y a quelques pays d’Europe où le sol est par postulat fortement protégé, voire inconstructible. Les territoires sont rendus constructibles au fil des réalisations nécessaires à l’élaboration des villes. Il faut donc argumenter pour obtenir le droit à construire. La non-construction est la règle, la construction l’exception. C’est le cas de la Suisse, en termes d’urbanisme, « l’espace est vu comme un bien commun », « le foncier comme patrimoine de la nation ».
En France c’est tout le contraire ! Le pays, au départ, est entièrement constructible et on a progressivement classé des zones boisées, parc régionaux, zones agricoles etc…
Intellectuellement, cela génère une attitude bien différente ! Lorsqu’on peut construire facilement, on ne va pas chercher la difficulté, on préfère s’installer sur des zones encore vierges. Le sol est considéré comme une surface alors qu’il est un écosystème complexe. Sa consommation se fait de manière aveugle, sans considérer les subtilités géographiques. A ce titre, ce sont toujours les sols avec les plus forts potentiels qui disparaissent prioritairement et massivement sous les effets de l’urbanisation.
Et si cela devenait le contraire ?
Et si l’on renversait la table, en un mot si tout devenait – à priori - inconstructible ? Et si pour construire il fallait donner la preuve qu’il n’y a pas d’autre solution. Rendre inconstructible ce qui est encore naturel ou agricole obligerait à voir la réalité́ autrement. La difficulté à construire sur les zones protégées inciterait à porter son regard sur les sites déjà construits où il serait plus facile de s’installer. On découvrirait qu’il y existe énormément de scories de l’urbanisation passée, d’entre-deux délaissés, de friches, de toits, de bâtis reconvertibles, de zones commerciales. On découvrirait qu’ils pourraient être propices à une écologie urbaine plus aimable pour le végétal et plus solidaire. Ces lieux seraient déjà ouverts à l’urbanisation et n’infligeraient pas au territoire une cicatrice supplémentaire.
Alors un autre regard serait porté sur le territoire. Chacun découvrirait que la ville et surtout sa périphérie sont des gisements de densification urbaine et humaine. Nous serions devenus attentifs aux mutations des “zones commerciales” qui défigurent nos entrées de villes, attentifs à la vacance des centres anciens privés de vie qui dépérissent dans nos régions. L’adaptation étonnante des petits commerces des centres villes est une grande leçon de ce confinement. Alors chacun saurait que l’extension sans fin des lotissements n’est pas inéluctable.
Utopie ? Pas vraiment. D’autres pays ont fait des choix différents. Malgré la directive européenne de 2006 qui facilite l’exercice de la liberté d’établissement des prestataires, l’Allemagne, l’Italie, la Catalogne mais aussi, les Pays-Bas, et la Flandre n’ont pas renoncé à la planification et ont résisté à la vague d’ouverture des centres commerciaux en périphérie. Ces pays, ou régions, ont fait le choix de l’aménagement et de la cohésion sociale, alors que la France, la Wallonie ou la communauté madrilène en Espagne ont cédé face à un développement économique trop facile.
En Suisse, où la lutte contre l’étalement urbain est une priorité, un projet commercial doit passer par trois niveaux : le niveau confédéral (qui fixe des restrictions en matière d'environnement, de mobilité), le niveau cantonal (avec un plan directeur), et le niveau communal (plan directeur communal).
En périphérie de nos villes françaises, les zones commerciales sont toujours très bien desservies et souvent installées aux portes de la nature et des lotissements pavillonnaires. Elles devront devenir un vrai terrain d’expérimentation. Le mode de consommation évolue avec le e-commerce et la crise sanitaire n’a fait que confirmer cet essor. Des nouvelles friches contemporaines apparaissent. Que faire de ces surfaces déjà viabilisées et très accessibles ? Il existe des exemples convaincants de mixité́, de surfaces commerciales associées à des bureaux, des logements ou des hôtels. Il faut reconquérir ces espaces. La superposition évitera l’étalement, libèrera le sol, préservera sa porosité́, favorisera un retour à la nature en lieu et place des anciennes marées de parking. Intensifier ces espaces génèrera aussi de nouvelles centralités et par conséquent moins de mobilités polluantes. Au terme de ce processus vertueux et économe, c’est l’homme qui y trouve son compte. Il faut imaginer autrement l’habitat, proposer des alternatives aux grappes de lotissements qui tissent nos villes à perte de vue. Si les citadins continuent à fuir les villes pour retourner à la campagne, il existe d’autres moyens pour leur offrir un petit morceau de nature.
Partout en Europe se multiplient les exemples de nouvelles densités. Mieux encore que le pavillon solitaire, des réalisations fleurissent autour de « l’immeuble jardin » où les surfaces de loggias et terrasses sont telles qu’elles offrent de véritables espaces verts suspendus. Au grignotage implacable des campagnes, la ville dense est la seule réponse. Mais pas l’entassement, pas une densité́ du portefeuille et des intérêts immédiats, mais une densité́ pensée, organisée.
Il est impératif que la ville dense, à travers sa beauté́ retrouvée, puisse à nouveau porter l’émotion et le rêve. C’est dans cet environnement que se sont manifestés les plus beaux gestes de solidarité et de convivialité. Il est impératif de mutualiser, d’économiser pour dépenser au plus juste les surfaces naturelles proches du cœur de nos villes et ce pour le “bonheur” des hommes.
Un projet fou ! Une utopie aujourd’hui, demain une autre réalité ?
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